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L’origine…

Lucinien arriva le premier sur l’épaulement dégagé. En contrebas il voyait la forêt qui descendait le contrefort puis s’étendait à perte de vue sur des dizaines de kilomètres. Les pierres rosées d’Abassa se distinguaient nettement sur les nombreux verts chatoyants de la forêt printanière. La ville s’étendait sur plus de quatre kilomètres le long de la rive gauche du fleuve Lèze et les opérations de déboisement débutaient sur la rive droite. Lucinien n’aimait pas la ville. Il n’en aimait pas ses habitants. Le temple d’Inimia et sa pyramide de calcaire rose étaient plus de trois fois plus haut que les plus grands arbres de la forêt. Il était né entre ces murs de pierre mais il n’était pas un bâtisseur du monde. Il savait qu’il était un voyageur de l’existence, un lien dans la trame de la vie, un élément de la continuité. Pas un infatué destructeur jouant au bâtisseur.

Il avait pris conscience de cela alors qu’il était enfant, d’un seul coup, comme une révélation. Dans la fontaine aux arbres, alors qu’il se baignait avec d’autres gamins, il eut l’imprudence de s’éloigner du pied de la cascade et le courant l’emporta dans les rapides. Très vite il fut plaqué contre le fond rocheux par un tourbillon qui secouait son corps et soulevait des pierres qui le frappait au visage. Lucinien, entrainé par ses jambes, tournait sur lui-même et comme une toupie. Ses pieds nus heurtaient les rochers et ses mains ne réussissaient pas à saisir les pierres du fond pour arrêter la spirale infernale. Il avait les yeux fermés. L’eau faisait un vacarme assourdissant et son corps balloté était projeté avec violence contre des pierres. Il savait qu’il n’allait pas mourir mais il ne savait pas pourquoi et même si l’air commençait à lui manquer, il ne voyait pas sa mort s’asseoir en face de lui. Il se mit en position fœtale pour se protéger au maximum et choisit de s’en remettre aux forces vitales du monde pour l’avenir de sa vie.

Dans l’obscurité de ses yeux fermés Lucinien vit d’abord une lueur concentrée en un point et puis il entendit la voix qui lui parlait dans sa tête. Tout avait disparu. Il était entré immédiatement dans l’obscurité, regardait la lueur et entendait une voix féminine, étrange et incompréhensible. Sa conscience avait fui pour cet état étrange et il était détaché de son corps. Le temps ne comptait plus et Lucinien éprouvait un détachement total pour tout. La voix dans sa tête ne cessait pas. Le temps continuait à s’étirer étrangement. Il savait, intuitivement, que la voix lui demandait quelque chose ou qu’elle lui proposait un marché mais il ne comprenait pas ses mots et son langage. Il était béat et bête, et se retrouvait tout entier dans la sensation de bien-être qui l’entourait. Soudain un oiseau noir fondit de l’obscurité sur lui et se changea en une étrange et immense chimère pour porter son attaque. Derrière elle la lueur explosa et un rugissement remplaça la voix étrange. La chimère disparut et derrière elle, la lionne immense qui l’avait chassée se détourna et s’enfonça dans l’obscurité.

Lucinien hurla de toutes ses forces lorsque le courant brisa son dos contre un rocher affleurant la surface. Il était en vie mais il était différent. Même s’il ne savait pas encore pourquoi, il l’apprendrait. Tôt ou tard, mais il l’apprendrait. Ce qu’il savait déjà, ce qu’il venait d’apprendre à ce moment-là, c’est que le monde n’était pas à lui mais qu’il en était une part, un élément. Il savait que sa forme actuelle n’était que transitoire, un passage vers autre chose qu’il deviendrait un jour. Plus tard. Ailleurs.

 

Bien des années plus tard. Ailleurs.

Phiseis arrivait à l’orée de la clairière et le vent portait les voiles de sa robe tout autour d’elle. Le blanc des étoffes diaphanes et démesurées à la lumière du soleil de l’été naissant, illuminait l’immensité de verdure que dominait Lucinien du regard. Ses yeux ne se détachèrent pas d’elle tandis qu’elle montait jusqu’à lui. Phiseis était plus belle que les mots ne sauraient le dire et finalement ce fut sa malédiction.

Ils marchèrent ensemble jusqu’à leur abri secret quelques pas à l’intérieur des bois après la clairière. Comme toujours sans un mot qui aurait trahi leur complicité, ils laissèrent à leurs corps le soin d’être, au-delà de leurs consciences et leurs instincts parlèrent pour eux.

Le premier souvenir qui lui revint à l’esprit, c’était la chaleur de sa sueur contre son corps et le gout dans sa bouche. Il était allongé sur elle et lorsqu’il regarda son propre torse couvert de sang il ne fut pas choqué d’en reconnaitre finalement le gout sur ses lèvres. Il vit Phiseis le ventre ouvert et les entrailles dévorées, le cou arraché jusqu’aux cervicales et les bras lacérés. Son visage blanc et calme aux lèvres tendres et bleues était à peine recouvert de quelques gouttes de sang. Il y avait en lui une force immense qui frôlait les limites de son corps et il sentit dans son esprit s’insinuer une puissance qui sans lui être étrangère était pourtant tout autre. Il se leva d’un bond et se jeta de toutes ses forces contre un arbre tout proche. Il en avisa un autre et se lança encore. Sa tête, son corps, ses bras s’écrasaient contre les troncs. Il frappait son corps pour le détruire, pour le broyer, pour le reprendre à lui-même. Son nez éclata contre le bois. Il cassa son bras gauche et cherchait à se crever les yeux contre la base d’une branche cassée. La folie tordait son âme et il perdait conscience de sa lutte interne. Il sentait monter en lui la bête et cherchait aveuglément à la détruire en se détruisant lui-même. L’ivresse de la douleur ne le sauvait pas et le désordre de ses gestes de plus en plus incontrôlés devint inefficace et ridicule. Il tomba sur le sol sur le dos comme une bête chassée au souffle rauque dont le sang emplit les poumons et qui regarde, l’œil fou de rage et de douleur encore plus que de craintes, arriver le chasseur qui la mettra à mort.

La lionne posa calmement les yeux sur lui et se changea en une étrange créature végétale. La dryade s’approcha et il reconnut la lueur de ses yeux comme celle qu’il avait vu enfant dans l’obscurité du torrent. Elle ne parla pas mais il entendit sa voix dans sa tête et cela apaisa sa douleur.

- Tu es à moi maintenant.
- A vous, oui. Mais qui êtes-vous ?
- Je suis l’âme de la vie, la maîtresse de l’existence, la tisseuse de continuité.
- Et moi, qui suis-je ?
- Un être nouveau désormais puisque tu as choisi ta voie.
- Mais je n’ai rien choisi ! De quelle voie parlez-vous ?
- Tu as choisi de vivre et de réaliser chaque partie de ton être. Tu es un animal en conscience désormais.
- Je ne comprends pas.
- Tu sais parce que tu l’as senti que les pierres ne sont pas pour être taillées. Que les fleuves ne coulent pas pour être chevauchés. Que les forêts ne croissent pas pour être mutilées. Tu es un animal en conscience, une créature enchantée qui se révélera au fil des siècles. Comme nombre d’autres l’on déjà fait avant toi, tu rejoindras le peuple originel qui refuse de disparaitre et nait à nouveau dans le corps de ses races filles. Tu n’es pas réellement un mortel Lucinien, tu as refusé cette vie. Et d’ailleurs Lucinien n’est plus ton nom. Tu es un fils des dieux désormais et bientôt tu te rappelleras de ton nom, de ton vrai nom, celui qui est inscrit dans ton sang depuis la nuit des temps.

- Il n’est pas à toi Gaïa et tu le sais bien.

Il était allongé sur le sol et ne parvint pas à tourner la tête vers la voix qu’il venait d’entendre mais le charme qui le protégeait jusqu’alors de la douleur se rompit. Il sentit avec horreur qu’il était en train de se noyer dans son sang.

- Je connais la loi, ma sœur, puisque je l’ai écrite en même temps que toi.
- Je ne suis pas ta sœur et les mots sont clairs, celui qui entend une voix doit être initié par elle.
- Il entend très bien ma voix.
- Tu sais parfaitement qu’il ne l’a pas entendu en temps voulu et qu’il ne l’entend aujourd’hui que parce que je lui ai soufflé les mots et sauvé la vie en temps et heure. Il est à moi Gaïa.
- Mais tu me l’as volé ! Je l’aurais sauvé si tu n’étais pas intervenue et il aurait entendu ma voix avant que je le fasse.
- Mais cela n’est pas arrivé et c’est moi qu’il a entendu d’abord et qui l’ai sauvé.

La Dryade se tendit et en hurlant un cri qui fit trembler le sol à des kilomètres, Gaïa se précipita sur Thaniglia qui n’eut qu’à lever la main pour briser son image phénoménale.

Les lois du monde sont ainsi faites que les dieux anciens, les seuls vrais dépositaires de la puissance originelle, ne peuvent se battre à cause d’elle. La justice est rendue naturellement car les forces manquent à celui qui a légitimement tort.

 

Depuis…

Il est rare que ma conscience revienne aussi clairement que maintenant. Non pas que je ne sache pas ce que je fais en général, mais je ne garde au sujet de mes faits et gestes ni avis, ni intérêt. L’instinct est tout pour nous. Il est notre point commun et nos différences à la fois. Je suis un monstre. Un être qui ne s’accomplit que dans la violence et le sang et je mange de la chair chaude et crue. J’ai découvert avec le temps que d’autres étaient différents dans leurs instincts et cela se voit sur eux plus ou moins vite. Je suis né très loin de mes instincts d’origine et il me faudra des centaines d’années pour prendre l’apparence qui leur correspond réellement. La transformation est longue pour moi mais certains, plus proches de leur être réel lorsqu’ils naissent sous leur première forme, ne mettrons que quelques dizaines d’années.

Et puis, il y a les purs. Les originels. Ils prennent toutes sortes de formes mais naissent directement sous leur véritable apparence. En rodant dans la nuit pour chasser j’en vois souvent, des faunes, des fomoires, des lamies, des goules et encore tellement dont je ne connais pas le nom. Ils sont partout. Nous sommes partout. Et depuis que la brume est là nous avons repris possession du monde. Jamais plus nous ne laisserons les villes être reconstruites et si les portes se ferment et que nous ne pouvons entrer à l’intérieur, ceux qui y seront enfermés ne pourront en sortir.

 

Plus tard, ailleurs… 

Encore quelques instants de conscience… Il m’en revient en définitive à chaque fois que j’approche des mortels. Peut-être leur contact ou leur proximité sont un antidote à ma nature.

Je regrette finalement de plus en plus ce sang sur moi. Je regrette cette chair entassée dans cet antre putride qui sent la mort et le moisi. Je regrette cette solitude. Je ne suis finalement pas qu’un animal en conscience. Je suis plus qu’une créature enchantée et il reste encore en moi un peu d’envie de vivre en civilisation. Les dieux ont peut-être tort. Peut-être seulement. Mais peut-être n’est-il pas déjà suffisant lorsqu’il y a déjà eu autant de morts ?

 

Encore plus tard et encore ailleurs 

Kuhro suivit longtemps la horde de combattants. Il ne cherchait pas à s’en cacher, bien au contraire. Tout juste voulait-il s’en protéger. Il lui fallut plusieurs semaines avant de pouvoir les mettre en confiance mais, le temps aidant, ils abandonnèrent leurs poursuites systématiques. Il faut dire qu’il connaissait la région bien mieux qu’eux et qu’il leur filait entre les doigts avec une aisance déconcertante. Seul le plus jeune des chasseurs lui avait posé des problèmes. Il pistait bien mais, heureusement pour Kuhro, il ne quittait jamais le groupe bien longtemps. Ils ont peur de s’aventurer seuls dans la Brume. Ils ont tous peur de nous. Ils ont tous peur des créatures enchantées et ils me prennent encore pour une des leurs.

C’était un jour de grande Brume et de pluie battante lorsque Kuhro fut accepté dans la horde. Les combattants étaient entrés entre les falaises de la faille aux centaures mais lui les suivait depuis les hauteurs. Il les voyait sans être vu et il vit aussi les centaures s’installer en embuscade quelques instants avant l’attaque. Ils ne connaissaient pas la faille sans quoi ils n’y seraient probablement jamais entrés en aussi petit nombre. Le premier assaut fut terrible et trois des cinq combattants tombèrent immédiatement. Un seul des maîtres à corps de chevaux fut blessé. Il se retrouva face à face avec le dernier combattant tandis que les deux autres centaures prirent le jeune chasseur à partie. Kuhro se laissa tomber sur l’un d’eux du haut de la falaise et lui brisa net le cou. Le corps d’animal amortit partiellement sa chute. Il se releva en un éclair et faucha les pattes postérieures de l’autre attaquant d’un coup de son bâton long. Le jeune chasseur profita de la surprise de son adversaire pour le frapper de sa dague en remontant des pectoraux vers le cou et du monstre ruissela suffisamment de sang pour qu’il batte immédiatement en retraite. Les centaures n’ont pas l’habitude d’être défaits, surtout sur leur terrain, et si la surprise est trop grande ils plient rapidement pour revenir à la charge plus vite, plus fort et en plus grand nombre. Pendant ce temps, l’autre combattant avait réussi à achever son ennemi déjà abîmé par le début du combat. Kuhro leur indiqua un chemin de traverse escaladant la falaise. Les centaures ne pourraient les suivre sur un sentier aussi abrupt.

A peine parvenaient-ils au faîte de la falaise qu’ils entendirent en bas le tumulte et les cris des renforts. Kuhro seul put les voir et ils le virent aussi. Il savait qu’il venait d’être déclaré traitre aux rangs des forces de la nature en se rangeant du côté des mortels. Il le savait car d’autres avant lui l’avait fait et toujours il l’avait appris. Les traitres devaient être chassés autant que les mortels, sans pitié ni compassion. Il venait de changer de camp et pourtant rien ne lui garantissait d’être accepté par ceux qu’il aurait voulu comme ses nouveaux compagnons d’armes. C’était le premier jour du retour de Kuhro à la civilisation.

Le temps a passé. Kuhro fut toujours défendu par le jeune chasseur qui lui devait la vie. Au départ celui-ci n’avait que peu d’importance parmi les siens malgré ses talents mais en s’affirmant il lui fut plus facile de faire accepter la proximité de Kuhro aux abords des campements. Et son aide durant les combats était décisive.

Aujourd’hui Kuhro est accepté par la horde. Sa vie n’est pas réellement civilisée mais il sait que de toute façon, la civilisation n’est plus. Il a lui-même activement contribué à sa chute. Qu’importe, il est à nouveau reconnu par des mortels. Comme paria parfois auprès des civils, mais reconnu tout de même. Il regrette encore de ne plus comprendre leur langage et de ne pas être compris d’eux. Mais ils lui semblent tellement différents de ce qu’il se rappelle des êtres de sa première vie. Peut-être n’auraient-ils pas grand-chose à se dire de toute manière. Le monde est tellement différent aujourd’hui.

Et puis il a tout son temps s’il combat assez bien pour survivre. Et lorsqu’il lutte contre d’autres créatures enchantées, celles qui n’ont pas repris conscience de leur part civilisée ou bien qui n’en ont jamais eu, il se dit encore une fois qu’il est en vie et qu’il est différent. Pour longtemps encore probablement.